« Vous avez forcément des conseils à me donner, non ? »
Madame Ongles Parfaits, en entretien, à propos des relations intra-familiales
En ces temps troublés par la buée formée sur mes lunettes tandis que je respire avec un masque sur le nez, une évidence s’est imposée à moi : je ne comprends pas ce qu’est la distance professionnelle.
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J’explique
Déjà en formation, j’avais du mal à comprendre. Et pour cause, des explications pas très claires :
◗ « La distance professionnelle, c’est protéger l’Autre et vous protéger vous-même. »
Utiliser des préservatifs ? Non, sans rire, concrètement ?
◗ « La distance professionnelle ne doit pas vous empêcher d’être chaleureux ou, si nécessaire, d’être proche physiquement d’un usager. »
Je n’aurais pas du faire la blague sur les préservatifs, maintenant, je visualise. Mais c’est à dire ?
◗ « Une bonne distance professionnelle permet de mettre notre empathie, notre écoute, et notre expertise au service de la personne accompagnée. »
Ok, mais cela ne dit pas ce qu’est la distance professionnelle.
◗ « En résumé, une poignée de main ferme oui, mais la bise sur la joue, non. Sauf des fois si vous sentez que c’est acceptable. »
Des fois oui, des fois non, c’est comme vous le « sentez »… Et bien merci, tant de précision me fascine.
(Toutes les citations ci-dessus sont tirées de vrais cours donnés par de vrais formateurs.)
La distance interpersonnelle est une réalité physique perceptible, celle d’une séparation d’avec une autre personne, celle d’un écart, d’un espace qui empêche le contact direct. La distance évoque le face à face, la proximité et la rencontre possible mais aussi l’évitement, l’éloignement des corps.
Prayez, Pascal. Distance professionnelle et qualité du soin, Lamarre. 2009
Arrivée en stage, j’étais donc très curieuse de voir comment allait se matérialiser ce fameux concept dont tout le monde parle mais que personne ne peut définir clairement.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater que c’était aussi peu clair dans la réalité que dans la théorie :
– « Votre époux est vraiment un homme très séduisant », ma tutrice à une dame qu’elle rencontrait pour la première fois dans un contexte de violences conjugales.
– « Oui, mes enfants vont très bien je vous remercie. La petite s’est bien remise de sa conjonctivite, ouf ! Et vous savez pas ce que m’a fait mon grand ? Je vous raconte : il voulait faire venir dormir sa copine le week-end, mais chez nous c’est quelque chose qui ne se fait pas, vous vous en doutez, alors j’ai répondu que… », ma tutrice à un de ses suivis de longue date.
À côté de cela, j’ai vu des assistantes sociales ne pas vouloir donner leur âge ou dire si elles étaient mariées, au nom de la distance professionnelle.
Pourquoi conserver une distance professionnelle est-il si important ?
Livret d’accueil ADECCO à destination des IDE
Rappelons qu’une proximité excessive présente de nombreux risques : des comportements trop familiers voire franchement irrespectueux de la part des patients ou de leur famille ; une importante souffrance émotionnelle, soit parce que l’attitude du patient met le soignant profondément mal à l’aise soit parce qu’il entretient une telle relation d’amitié avec lui qu’il ne supporte plus de le voir souffrir. À terme, cette situation peut impacter négativement la santé du soignant ainsi que la qualité des soins qu’il prodigue.
Au final, une fois le diplôme en poche, je n’aurais pas pu mieux vous expliquer ce qu’était la distance professionnelle qu’avant mon entrée en formation.
J’avais vaguement compris qu’il s’agissait de trouver un équilibre relationnel, de ne pas se laisser envahir, de protéger l’autre… (?)
Ainsi me suis-je dit que je comprendrais tout cela en temps voulu.
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Quand la distance est bonne
Débutant chez Campagnol Roussâtre, la question de trouver la bonne distance professionnelle était omniprésente lors de mes premiers entretiens.
Et comme une façon de me moquer de moi, le Dieu des Assistantes Sociales* multiplia les rencontres avec les personnes vivant des situations les plus incroyablement similaires à celles que j’avais moi-même du traverser.
*Dieu qui, dans ma tête, ressemble toujours à Rogelio De La Vega
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Madame Voix Douce
Je rencontre Madame Voix Douce alors qu’elle doit arrêter son travail à cause de ses problèmes de santé.
Elle a quelques années de moins que moi et vient d’apprendre qu’elle va se traîner des traitements à vie, qu’elle ne pourra jamais plus porter ses jeunes enfants dans ses bras, qu’elle va devoir repenser toute sa vie professionnelle et peut-être repartir sur les bancs de l’école.
La première chose qu’elle me dit : « je suis RA-VIE ! Ça faisait des années que je voulais quitter cet emploi que je n’avais pas choisi. Je vais pouvoir repartir à zéro et trouver un métier qui me ressemble ! Vous vous rendez compte quelle chance j’ai ? »
Oui, je me rends compte : je l’ai vécu et c’est ce qui me permet aujourd’hui d’être face à vous.
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Mademoiselle Blanche Neige
La peau blanche comme la neige, les lèvres rouges comme le sang et les cheveux noirs comme le bois d’ébène, Mademoiselle Blanche Neige, la vingtaine, vient me voir pour me demander conseils. Je ne comprends pas trop ce que je peux lui proposer, mais elle me semble aller mal. Elle souffre physiquement à cause de sa maladie, certes, mais je crois percevoir autre chose.
[Enfin, c’est ce que je me dis maintenant. Il est tout à fait possible qu’en tant qu’assistante sociale débutante, je cherchais tout simplement à FAIRE quelque chose même quand je savais que je n’y pouvais rien.]
Alors je lui propose un autre rendez-vous, puis un autre.
Au troisième rendez-vous, elle m’avoue : « ça ne va pas dans ma famille, ça ne va pas au travail, ça ne va pas dans mon corps, ça ne va nulle part… Je n’en peux plus. Vous savez, j’ai tenté de me suicider il y a quelques années. Je ne voulais pas mourir, je voulais juste que tout s’arrête. Je ne comprends pas ce monde, je ne comprends pas pourquoi les gens sont si méchants, pourquoi on se moque des gentils, pourquoi on se joue des naïfs, pourquoi les uns et les autres ne s’entraident pas… Moi, j’en souffre tellement que je pleure presque tous les jours. Je suis fatiguée, je n’ai pas ma place ici, je ne sais pas comment je pourrais vivre dans ce monde. Toute cette violence, de partout, je ne la supporte pas. Et plus le temps passe, plus c’est insupportable. Vous allez dire que je suis folle, que je suis une gamine de penser que tout le monde pourrait vivre en paix, que c’est idiot de vouloir mettre fin à ses jours juste parce qu’on trouve que le monde est trop violent… »
Non, je ne pense que vous soyez folle : je suis aussi passée par là.
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Monsieur Chemise Trouée
Un monsieur souriant tout en sueur s’excuse d’arriver en retard.
Il a trébuché et a voulu se rattraper à la rampe mais un clou ou quelque chose de pointu a accroché la poche de sa chemise alors il a voulu l’enlever mais en voulant aller trop vite il n’a fait qu’empirer les choses et le trou s’est agrandi encore plus alors il s’est dit qu’il allait rentrer chez lui changer de chemise parce que là ça fait négligé mais comme il était déjà en retard à cause de sa chute il s’est demandé si c’était judicieux et finalement le temps qu’il a pris à réfléchir il aurait pu changer trois fois de chemise mais c’est pas grave parce que l’essentiel c’est d’arriver en un seul morceau vous croyez pas.
« Y’a qu’à moi que ça arrive ce genre de choses. »
Vous n’êtes pas seul, Monsieur Chemise Trouée.
Un certain « professionnalisme » sans affectivité risque, en tenant l’autre à distance, de créer pour ce « patient » un douloureux vide de relation. Ce vide n’est pas absence de relation mais refus de la relation. Créer cette distance et porter ce masque exprime souvent la manière qu’ont trouvé des soignants insuffisamment formés ou « déformés » par l’école, pour se protéger de la peur que leur inspire cet être si différent, cet autre qui renvoie un miroir inquiétant. Mais, un soin techniquement approprié et correctement abouti, fait sans chaleur humaine, sans relation, est un soin violent ; c’est une violence faite au « patient ».
François Blanchard, Isabella Morrone, Louis Ploton, Jean-Luc Novella. Une juste distance pour soigner. Gérontologie et Société – n° 118 – septembre 2006.
Mettre une frontière n’équivaut pas à mettre une barrière, elle peut certes protéger mais en permettant une différenciation, elle est surtout utile pour créer une zone d’échange où l’affectivité a toute sa place.
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Quand la distance donne
Et puis une jolie blonde sulfureuse est entrée dans mon bureau.
Comme dans les films d’espionnage.
Comme un défi.
Comme une ultime provocation du Dieu des Assistantes Sociales.
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Madame Ongles Parfaits
Madame Ongles Parfaits est tombée malade à cause de son employeur. Il l’a tant poussé à bout qu’elle en est tombée. Elle en est tombée de tellement haut que sa chute n’était pas encore terminée quand je l’ai rencontré.
Une jeune femme de mon âge, toute vêtue de blanc lors de notre premier entretien. On aurait pu croire à un ange si elle n’avait pas eu les yeux rouge d’avoir trop pleuré.
Elle commence à m’expliquer ce que lui a fait endurer son patron, mais la conversation dévie rapidement. Madame Ongles Parfaits part dans tous les sens, je n’arrive pas à la suivre. Elle est perdue, c’est certain, et je sens que je suis en train de me perdre avec elle.
Qu’à cela ne tienne : je recentre l’entretien en lui expliquant mes missions, mon cadre d’exercice, et je termine par ma punchline habituelle : « en tant qu’assistante sociale de Campagnol Roussâtre, je peux vous accompagner en cas de difficultés plutôt liées à la santé mais si vous souhaitez aborder d’autres sujets, n’hésitez pas. Si je ne peux pas répondre à toutes les questions, je peux me renseigner pour savoir vers qui vous orienter. »
Réaction de Madame Ongles Parfaits : « comment j’en suis arrivée là ? », en laissant tomber sa tête entre ses mains.
Tandis que je commence à avoir peur de comprendre, Madame Ongles Parfaits confirme mes craintes : « hier j’étais cadre d’entreprise, je gagnais 3000 euros par mois. Aujourd’hui je dois voir un psychiatre et une assistante sociale… »
Loin d’avoir le temps de me réjouir d’être mis au même plan qu’un docteur en psychiatrie, je cherche immédiatement quelque chose de pertinent à répondre. Quelque chose d’intelligent, de percutant. Quelque chose qui convaincrait Madame Ongles Parfaits que rencontrer une assistante sociale, c’est pas la loose…
« Tout le monde peut avoir besoin un jour d’un petit coup de pouce. »
Bravo Wisel. Tu viens de trouver un super slogan pour vendre des amphétamines. Par contre pour la pertinence en entretien professionnel, on repassera.
Madame Ongles Parfaits est conciliante ; elle me regarde avec bienveillance mais ne sait pas quoi dire devant ma gêne apparente.
« Oui bon j’avoue c’était nul comme tentative de persuasion. Mais je vous rassure, y’a pas de honte à voir une assistante sociale. Même moi j’ai été amenée à en voir une à un moment donné. »
« Ah bon, pourquoi ? » demande Madame OP, sincèrement intéressée.
Ah. Hum.
Prise au piège. J’avoue, je ne m’y attendais pas.
Que répondre ? La vérité implique de révéler des données personnelles, mais mentir ne m’apparaît pas franchement nécessaire. D’autant plus que je ne suis pas habituée à mentir et, en conséquence, ça se voit. (Demandez à Ékiso…)
J’ai donc été honnête : « et bien j’avais du quitter mon dernier emploi et je cherchais à me réorienter, sauf que je n’avais pas de revenu donc j’ai été voir une assistante sociale pour une aide financière. »
Madame OP semble surprise, mais elle m’adresse pour la première fois un vrai sourire. Là, j’ai senti la création d’un début de lien. A-t-elle été convaincue par ma sincérité ? A-t-elle compris que les assistantes sociales étaient des gens comme les autres ? S’est-elle dit qu’il y avait pire qu’elle ? Peu importe, j’ai compris que j’avais pris la bonne décision en révélant un peu de moi.
Dans cet équilibre difficile entre sécurité et autonomie, entre juste distance et engagement, nous ne devons jamais être indifférents aux contraintes que nous imposons inévitablement à ces personnes fragiles et dépendantes. Entre la froideur distante et l’implication délétère il convient de trouver une voie de sortie.
François Blanchard, Isabella Morrone, Louis Ploton, Jean-Luc Novella. « Une juste distance pour soigner ». Gérontologie et Société – n° 118 – septembre 2006.
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Madame OP et moi nous voyons toutes les semaines ou presque durant près de trois mois. À chaque rendez-vous, elle me pose une question sur moi : pourquoi je suis devenue assistante sociale, est-ce que j’aime travailler pour Campagnol Roussâtre, comment est-ce que j’arrive à ne pas me laisser envahir par certaines situations… Parfois, les questions sont plus personnelles : qu’est-ce que votre famille pense de votre métier, est-ce que vous avez quelqu’un dans la vie, est-ce que vous avez des enfants…
Cela ne me dérange pas, nos échanges en sont valorisés, la discussion semble davantage naturelle et Madame OP est de plus en plus en confiance. Si elle a besoin de rétablir un équilibre pour se confier et que je sache comment l’accompagner, ça me va.
Je comprends que ses problèmes de santé sont longs à guérir d’ure part à cause du traumatisme vécu à son travail, mais aussi à cause d’une cellule familiale en pleine explosion. Des parents défaillants, des frères et sœurs souffrant d’addictions.
Je comprends qu’elle culpabilise de ne pas pouvoir en faire plus pour eux. Qu’elle se sent à la fois esclave et responsable de sa famille. Qu’elle croit être égoïste quand elle pense davantage à elle qu’à eux. Que les autres attendent d’elle qu’elle se dévoue en toutes circonstances. Un rôle qu’elle ne peut pas porter, car personne n’a les épaules assez solides pour.
Un conversation que j’aurais pu avoir avec beaucoup d’autres personnes qui se placent un peu trop naturellement en position d’aidants.
Une conversation que j’aurais pu avoir avec moi-même.
La parole et l’écoute sont la base de tout travail analytique et de ses dérivés (…) Cette prise de parole et cette écoute se font à travers une relation, unique en son genre. C’est une relation à la fois authentique et artificielle, comme celle d’un laboratoire vivant dans lequel le patient peut (et même « devrait ») tout dire. L’analyste est le support inconscient des projections de son patient qui « transfère » sur lui des sentiments déjà vécus et plus ou moins latents ou même refoulés. Ces sentiments remontés à la surface, la personne en thérapie peut les reconnaître et les revivre autrement. Il est possible de les analyser grâce à cette relation « transférentielle » dans laquelle le patient ne se sent pas en danger…
Brunschwig, Hélène. « Transfert et contre-transfert, deux leviers solidaires et puissants du travail analytique », Imaginaire & Inconscient, vol. no 2, no. 2, 2001, pp. 91-100.
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Quand la distance sonne
Hasard ou pas, la personne à laquelle j’ai choisi de révéler le plus de détails sur moi est celle qui se révèle avoir le parcours de vie le plus proche du mien…
Je commence à fantasmer un accompagnement parfait, où je pourrais facilement comprendre les tenants et les aboutissants des difficultés de Madame Ongles Parfaits. Où je pourrais l’aider là où moi je ne l’avais pas été. Où on pourrait avancer rapidement puisque j’avais vécu donc je comprenais donc je savais où aller.
Et puis je me suis soudain souvenu que je n’étais pas Madame OP. Je me rappelle alors avoir dit à Ékiso qu’il fallait « que je fasse gaffe ».
Il a été longtemps de règle que l’analyste ne laisse rien apparaître de ce qu’il ressentait. C’était une erreur car le patient le ressentait aussi confusément et cela pouvait conduire à des impasses. Une grande partie des analystes actuels préconisent de faire part, avec des mots, dans certains cas, de ce qu’ils ressentent.
Brunschwig, Hélène. « Transfert et contre-transfert, deux leviers solidaires et puissants du travail analytique », Imaginaire & Inconscient, vol. no 2, no. 2, 2001, pp. 91-100.
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Au rendez-vous suivant, nous faisons le budget de Madame OP. Elle me parle d’un débit important mensuel, sans préciser de quoi il s’agit. Je ne lui demande pas ce que c’est, mais s’il est possible de suspendre ce versement ou le diminuer ?
« En fait… J’assume le loyer d’un ami pour lequel je m’étais portée garante il y a quelques temps et qui ne peut plus payer… »
Elle ajoute : « Oui je sais c’était idiot mais maintenant je ne sais pas comment m’en sortir parce que quand je lui en parle il menace de mettre fin à ses jours. »
Je ne peux réprimer un sourire compatissant. Je lui explique les différentes solutions qui s’offrent à elle, et évidemment elle me demande comment je connais ces procédures assez particulières. En un regard, elle comprend : « et bien ! On en a vécu des choses en commun ! »
Je saisis cette perche au vol. « Oui, justement… »
Je réfléchis un instant à comment poser des mots sur le malaise que je ressens depuis quelques temps. Je parle des efforts que je dois fournir pour me « distancer » de sa situation. J’exprime en quoi mon accompagnement s’en trouve facilité, mais aussi parfois altéré. J’y mets les formes, je reste au maximum professionnelle, j’use de tout le vocabulaire que je connais pour être précise dans ce qui est en train de se jouer.
Je réalise aussi à cet instant que je ne veux par « perdre » Madame OP. Que si je la mettais mal à l’aise et qu’elle ne revenait pas, ça me ferait de la peine. Alors je minimise, mais je me promets de refaire un point sur cette émotion plus tard.
Sauf que je ne le ferai pas, faute de temps.
Car Madame OP me rappelle plus tôt que prévu, elle a reçu un document que nous attendions avec impatience, dans le cadre d’un dossier urgent. Nous convenons d’un rendez-vous le lendemain mais pas de bureau de libre. VAD improvisée chez les parents de Madame, chez qui elle sera en visite pour la journée.
On ne peut séparer le transfert de son corollaire, le contre-transfert qui est l’ensemble des réactions éprouvées par l’analyste au cours de son écoute, ce qui le touche, l’émeut, l’énerve, l’agace, le déséquilibre. Ce phénomène est très complexe car il renseigne l’analyste sur lui-même, mais aussi sur son patient : il y a de grandes chances pour que ce que le patient fait éprouver à son analyste, il le fasse éprouver à d’autres personnes. Les patients savent faire ressentir à autrui ce qu’ils ressentent eux-mêmes. L’analyste, au lieu d’en être dérouté, peut s’en servir. Le contre-transfert est indispensable à connaître et à utiliser avec discernement. Il fait progresser l’analyste dans la connaissance de soi et de l’autre. (…) Cette connaissance du patient à travers le contre-transfert est indispensable, mais il ne faut pas oublier que ce ressenti interne nous fait aussi réfléchir sur nous-mêmes et découvrir des horizons cachés, fort utiles. Il a donc deux fonctions.
Brunschwig, Hélène. « Transfert et contre-transfert, deux leviers solidaires et puissants du travail analytique », Imaginaire & Inconscient, vol. no 2, no. 2, 2001, pp. 91-100.
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Le lendemain, devant la grande maison familiale, j’entends des cris à travers les fenêtres fermées.
Après quelques secondes de réflexion, je sonne : « Désolée, mon frère devait être absent mais il est là et ne veut pas partir du salon. Il est saoul. C’est pas grave, on ira se mettre dans mon ancienne chambre. »
Je ne sais pas comment réagir. Je me laisse porter par mon inexpérience et donc rentre, passe devant le frère en question qui ne répond pas à mon bonjour pourtant très pro et très poli, et nous montons les escaliers.
Atterrissant dans une chambre d’ado inhabitée depuis des années, je n’ai qu’une envie : me jeter sur le lit et parler avec Madame OP des cris que j’ai entendus, avant de changer de sujet et de rêvasser durant des heures, discuter de nos compagnons respectifs, de nos envies, tout en nous faisant une manucure. Je me raccroche à ce que je peux : « bien, donc le dossier est complet, il faut finir de le remplir, le signer, et ce sera bon ».
Je m’en veux de ne pas lui demander comment elle va, comment elle vit cette situation avec son frère, si les cris étaient fréquents, si les violences physiques l’étaient aussi. J’ai peur de sa réponse, je ne me sens pas capable de gérer cette situation. Je n’ai qu’une envie : fuir, comme j’ai fui mon propre domicile familial. Si je pouvais, je l’emmènerais avec moi. Et nous irions boire un café, et je la déposerais chez elle, pour qu’elle soit en sécurité loin de cette famille toxique.
Mais au lieu de ça, nous sommes entourées de posters et de livres d’Amélie Nothomb. Et les cris reviennent d’en bas : « ah mes parents doivent être rentrés ! Excusez-moi je vais leur dire que nous sommes en haut ».
Je n’assiste pas à la scène, mais je ne la connais que trop bien pour l’avoir vécue tant de fois.
Madame OP va demander gentiment à son père et son frère d’arrêter de crier parce qu’elle reçoit quelqu’un, mais ils vont l’envoyer balader. Ils vont répondre qu’ils s’en foutent, que si je ne suis pas contente, je n’ai qu’à partir. Que c’est tant mieux que je sois là pour voir comment ça se passe ici, parce qu’elle n’a pas qu’à ramener des gens à la maison. Alors la mère va intervenir pour essayer de calmer le jeu, mais ils vont crier plus fort qu’elle, et la mère va se taire de peur que ça n’aille plus loin. Alors elle, qui a déclenché tout ça, va culpabiliser et avoir tellement honte qu’elle voudra se liquéfier sur place. Elle va se demander quoi dire à la personne qui attend en haut et qui sûrement entend tout, en se demandant où elle a atterri. Alors elle remontera en tournant tout ça à la dérision, en minimisant les faits, mais en prétextant quelque chose pour faire partir l’invitée qu’elle aurait aimé accueillir dans d’autres conditions.
J’y suis tellement que j’ai l’impression que c’est la voix de mon père que j’entends en bas. Je commence à envisager de me cacher sous les draps ou de passer par la fenêtre quand Madame OP passe la porte en arborant son sourire le plus large (et donc faux) : « haha bon tout le monde est là finalement donc je vais vous raccompagner puisqu’on a fini n’est-ce pas ? »
Oui, faisons comme ça.
Nous descendons, et je ne peux m’empêcher de jeter un regard à la famille que je fuis une deuxième fois. Je reconnais leurs visages comme si j’avais grandi avec eux. Je dis au revoir à Madame OP non sans lui promettre de la tenir au courant de la réponse au dossier, et en lui souhaitant de prendre soin d’elle.
Je me promets de lui expliquer mon attitude la prochaine fois. Je me promets de lui dire que ce n’est pas de sa faute. Je me promets de mettre de côté ma spontanéité légendaire pour user de tout le tact possible en argumentant ma demande de passer le relai à une collègue.
Sauf que je ne le ferai pas, car je ne la reverrai plus jamais.
A-t-elle eu honte ? A-t-elle attribué mon malaise à sa seule situation ? A-t-elle considéré que notre accompagnement était terminé ? Je ne sais pas.
Aurais-je agi différemment si j’avais connu le dénouement à l’avance ?
Probablement.
Ou probablement pas.
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Conclusion
Mais qui donc a inventé le concept de « distance professionnelle » ? Un fonctionnaire derrière son bureau ou un ancien accompagnant nourri à la culture de l’assistanat ? Car, d’un simple point de vue sémantique, c’est un non-sens insensé, me semble-t-il. En effet, comment peut-on enseigner une règle aussi déshumanisée et déshumanisante – même si, aujourd’hui, les formateurs prennent bien garde d’y mettre les formes en l’enveloppant de bémols –, alors que les stagiaires sont amenés à s’engager dans des métiers éminemment « affectifs » ? Effectivement, dès lors que l’on entre en relation avec son prochain, un semblable, les ressorts de l’altérité s’enclenchent et les affects s’éveillent. Par conséquent, comment ne pas les déstabiliser et les désappointer avec une telle conception de l’accompagnement médico-social ? Combien de stagiaires n’ont pas été soulagés de m’entendre dire que, de mon point de vue, c’est une absurdité en totale contradiction avec le fondement même de leur future profession ?
Nuss, Marcel. « Chapitre 10. Lien affectif, distance professionnelle et confusion des rôles », Handicap, perte d’autonomie. Oser accompagner avec empathie, sous la direction de Nuss Marcel. Dunod, 2016, pp. 103-108.
Je ne sais toujours pas ce que c’est que la distance professionnelle.
Quand je rencontre quelqu’un, je choisis la vérité, l’honnêteté, qui me ressemble davantage.
Je choisis d’être sincère avec moi-même, parce que ce métier est intense et fait ressentir une tonne d’émotions qui parfois bouleversent. Il peut être facile d’oublier où on s’arrête et où l’autre commence. Ainsi ai-je pris la décision de rester Moi au maximum.
Je choisis, en somme, de faire ce qui m’apparait le mieux pour exercer de la meilleure façon possible.
Plus qu’à espérer que ça fonctionne.