Durant ma formation d’assistante de service social, j’ai fait un stage dans un Institut médico-éducatif (IME).
Les IME font parti des établissements sociaux et médico-sociaux accueillant des enfants et adolescents de 6 à 20 ans en situation de handicap. Chaque IME a sa spécialité, à savoir un public spécifique, par exemple des enfants déficients intellectuels légers, ou en situation de handicap moyen à lourd, ou autre.
La prise en charge s’organise autour de missions éducative, pédagogique et thérapeutique. C’est-à-dire que chaque jeune est accompagné par des professionnels du handicap et de l’enfance, et bénéficie (en fonction de ses besoins et de ses capacités) de soins, de rééducation, d’une surveillance médicale, d’enseignements pour l’accès à un niveau de connaissances et culturel optimum, d’activités éducatives pour renforcer sa personnalité, sa communication et sa socialisation.
En plus, tout l’entourage de l’enfant est impliqué dans son évolution et peut recevoir des conseils pour s’adapter au handicap et dans les démarches administratives ou difficultés du quotidien.
Bref.
Pour n’importe quel parent d’un enfant en situation de handicap, je suppose qu’il doit être très rassurant et satisfaisant de savoir que sa fille ou son fils est pris en charge par une équipe (éducateurs, infirmiers, psychomotriciens, orthophonistes…) compétente, expérimentée, qui pourra aussi bien prendre soin de l’enfant que conseiller sur ses besoins spécifiques.
Sauf que. Pour bénéficier d’une place en IME, il faut s’armer de patience et éventuellement d’un bon stock de de Xanax®.
J’explique.
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Historique satirique
Du début du XXe siècle aux années 40, logique ségrégative : les jeunes « arriérés » sont mis à l’écart dans des classes spéciales en dehors des villes.
LANGOUET, Gabriel, L’enfance handicapée en France, Hachette, 1999, p. 63 – 65
Avant, avoir un enfant handicapé signifiait pour les parents de devoir s’en séparer en le plaçant dans une grande institution, au vert, où des médecins s’occuperaient de lui et où il respirerait le bon air guérisseur de la campagne.
Et si les parents ne voulaient pas (« mais enfin monsieur le médecin nous on veut garder notre enfant à la maison… »), les médecins prenaient la décision à leur place («mais voyons monsieur et madame, je suis médecin, je sais mieux que vous, simples parents, ce qui est bon pour vous et votre gamin arriéré ! »)
Mais les parents pouvaient rendre visite à leur gamin de temps en temps, ne vous inquiétez pas. Certes, pas très souvent, parce qu’il y avait peu d’institutions, donc souvent très éloignées du domicile familial et perdues dans la cambrousse.
Et puis il fallait pas trop se faire remarquer non plus, parce que c’était bien connu à l’époque que si l’enfant était handicapé c’était la faute des parents (punition divine ou mauvaises mœurs : « il paraîtrait que sa femme est sa cousine »). Du coup, ce n’était pas très bien vu de rendre visite au fruit du péché.
Et au final, c’était bien aussi de cacher ces enfants du monde, parce que si on ne les voit pas, ils existent pas. Et s’ils n’existent pas, on n’a pas besoin de s’en soucier.
Sauf que. Un jour, y’a des gens qui se sont mis à croire que ces enfants étaient des êtres humains comme les autres. Alors ils ont tapé du poing sur la table pour que les enfants handicapés soient traités de la même manière que tous les enfants.
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Des années 40 aux années 70, logique d’adaptation : les enfants handicapés doivent s’adapter aux écoles qui acceptent de les accueillir.
LANGOUET, Gabriel, L’enfance handicapée en France, Hachette, 1999, p. 63 – 65
Gros changement dès lors : les écoles peuvent accepter les enfants en situation de handicap… si elles le souhaitent (on va pas les forcer non plus). Et si les enfants peuvent s’adapter aux locaux et/ou aux enseignements (on va pas dépenser de l’argent non plus).
Du coup, ça donne un truc du genre : « oh mais ouiiii on accueille votre enfant pas de soucis, par contre on n’a pas de rampe pour fauteuil, on n’a personne pour l’aider à écrire ou manger, on n’a pas d’ascenseur, et les autres enfants lui jetteront des pierres dans la cours de récré parce qu’ils ne connaissent pas la différence et on ne va pas leur expliquer que c’est un enfant comme un autre. Oh, vous ne voulez plus qu’il vienne dans notre école ? C’est bien dommage, mais on respecte votre choix ! »
Par conséquent, les enfants étaient cloîtrés chez leurs parents, toujours invisibles et stigmatisés.
Alors des gens ont de nouveau tapé du poing sur la table parce que tout ça, c’était bien beau sur le papier mais dans les faits, rien n’avait changé.
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Des années 70 aux années 2000, logique d’intégration : les enfants handicapés sont scolarisés dans des établissements adaptés.
LANGOUET, Gabriel, L’enfance handicapée en France, Hachette, 1999, p. 63 – 65
Des institutions spécialisées ont commencé à poper un peu partout pour accueillir les enfants handicapés de façon décente. Ainsi ils seraient proches de leurs parents, et de la société.
Mais sans trop mettre de moyens non plus. Sans trop ouvrir de place.
Juste histoire de dire : « il existe des institutions, inscrivez-y votre gamin et arrêtez de nous bassiner ».
Sauf que. L’inscription, c’est un vrai parcours du combattant.
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Masse de Dossiers Passablement Honnis (MDPH)
Remettons les choses dans leur contexte.
Quand on apprend que son enfant est porteur d’un handicap, cela peut être vécu comme un traumatisme. Aucun parent n’est préparé à ça. Accepter le handicap suppose (pour certains) le deuil de l’enfant imaginaire et la construction d’une parentalité différente que celle dans laquelle ils s’étaient projetés. Les mécanismes de défense qui en résultent vont du déni à la rage, en passant par une quête de justice ou d’acceptation, parfois malheureusement le rejet de l’enfant, ou au contraire le surinvestissement.
« Cette bulle fusionnelle, cette recherche de proximité, parfois perçue par l’extérieur comme quasi délirante, fait partie des adaptations défensives parentales, véritable mécanisme de survie pour lutter contre les angoisses d’effondrement. »
Brugère, Béatrice. La parentalité à l’épreuve du handicap : un douloureux « mal-attendu ». Le Journal des psychologues, 2016, vol. 338, n° 6, p. 21-25
Et que répondent les travailleurs sociaux à cette détresse ? « Faîtes un dossier MDPH. »
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Ce dossier est parfois vécu comme une agression.
Parce qu’il fait une vingtaine de pages. Qu’il pose des tas de questions compliquées aux parents, auxquelles ceux-ci ne savent ou ne peuvent pas répondre. Parce que dans la tête des parents, c’est le chaos. Parce qu’ils découvrent la parentalité, le handicap, l’administration #laisserpasserA38
Et tout ça en même temps.
Mais si nous, travailleurs sociaux, on parle de ce dossier tout de suite, c’est parce qu’on connaît son importance. Et l’urgence (relative) de le faire parvenir à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH).
Pour percevoir les allocations (cotisées par les bons français qui travaillent) et scolariser l’enfant, notamment. Car c’est la MDPH qui choisit les établissements dans lesquels l’enfant pourra être inscrit, et à partir de quand.
Sauf que. Dans la réalité des faits, les parents souhaitant voir admis leur enfant en IME doivent s’armer de courage : le manque de place dans les établissements est tel que la liste d’attente peut atteindre des centaines d’enfants.
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Votre demande est bien prise en compte, le temps d’attente est estimé à 10 ans
Comme un petit avant goût, voici les chiffres de l’IME dans lequel j’étais en stage :
◗ plus de 1100 enfants notifiés pour une admission
◗ plus de 500 enfants en attente effective (dont le dossier de candidature est complet, qui peuvent être contactés pour un RDV de pré-admission)
Pourquoi ? Parce que le processus de libération de place, en gros, c’est un système de vases communicants. Totalement bouché par des cheveux, des poils de chien, et des cadavres d’administratifs et de dirigeants incompréhensifs.
Pour faire simple, donc, un enfant est admis seulement quand un autre part. Or, en IME, les jeunes restent jusqu’à leur admission en secteur adulte. Quant aux établissements pour adultes, ils accueillent les personnes jusqu’à leur 60 ans.
Pour faire simple, donc, les parents attendent plusieurs années. Et pour peu que leur enfant ne rentre pas dans les cases (par exemple s’il a des troubles associés au handicap, des excès de violence, un comportement instable…), il peut aussi ne jamais être admis en institution.
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Sauf que. Dans l’attente, après avoir envoyé le dossier d’inscription, les parents doivent appeler tous les trois mois environ :
◗ pour actualiser le dossier (« mon enfant n’est pas admis ailleurs »)
◗ pour faire évoluer le dossier (« mon enfant a été diagnostiqué autiste / épileptique… »)
◗ pour parler du dossier (« je n’en peux plus »)
Parce que oui, les dossiers, c’est des enfants. Des parents. Des familles. Dont le handicap d’un des membres a bouleversé tout le reste.
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Une plasse ou tiké restoran sivouplé
Au quotidien, ça représente des dizaines d’appel par jour de parents souvent désemparés, désespérés, fatigués, à bout de force, qui n’ont plus d’avenir, qui n’en peuvent plus, qui en viennent à imaginer le pire, qui ne sortent plus, qui passent chaque seconde de chaque jour avec leur enfant, qui ne voient personne, qui n’ont aucune solution, qui n’ont pas eu une minute de répit depuis l’annonce du handicap de leur enfant.
Et le rôle de l’assistante de service social exerçant en IME (entre autres), c’est d’expliquer les procédures, c’est de conseiller des solutions alternatives, c’est de recevoir la souffrance des parents tout en sachant qu’il n’y a pas de place et qu’ils ont raison d’être en colère parce que c’est injuste.
Parce qu’ils ont rien demandé, pas plus que leur gamin.
Parce qu’on ne leur a pas toujours tout expliqué, aussi.
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Extraits d’appels reçus durant mon stage
◗ « bonjour (cris d’enfant) juste pour vous dire que (cris d’enfant) mon enfant n’a toujours pas de place (cris d’enfant) »
◗ « (pleurs) j’en peux plus (pleurs) et sa mère n’en pouvait plus non plus, elle est partie (pleurs) (cris d’enfant) je suis seul maintenant (pleurs) je l’enferme dans les toilettes quand je veux aller prendre ma douche (cris d’enfant) (cris d’enfant) je suis obligé sinon elle ouvre la fenêtre et tente de sauter (cris d’enfant) (pleurs) la dernière fois je l’ai rattrapé au bord elle aurait pu mourir mais l’enfermer ! Vous vous rendez compte ! À qui je peux dire ça ?! (pleurs) »
◗ « moi j’ai la solution si vous vous l’avez pas moi je vais aller sur les rails d’un chemin de fer et voilà ce sera réglé »
◗ « il a frappé sa sœur hier (cris d’enfant) elle est aux urgences (cris d’enfant) (cris d’enfant) (cris d’enfant) je peux même pas aller la voir parce que je peux le faire garder à personne et (cris d’enfant) (cris d’enfant) (cris d’enfant) aux urgences ils supportaient plus ses cris »
◗ « bonjour je souhaite inscrire mon enfant pour la rentrée de septembre (…) comment ça pas de place, je comprends pas ? (…) Oui vous êtes le premier établissement que j’appelle, à l’école ils viennent de me dire qu’ils ne peuvent plus le prendre (…) mais, attendez, je ne comprends pas (…) et mon travail, comment je fais ? Pourquoi on me l’a pas dit avant ?! Mais vous plaisantez, comment je vais faire !? »
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Booon… Alors comme çaaa, oui, ok, c’est un peu déprimant… J’avoue. C’est pas très drôle, le handicap des enfants, ok.
Mais je vous rassure ! Les plaintes des parents ont été entendues, et une solution a été trouvée.
Ça s’appelle la désinstitutionnalisation. Ou (comme je l’appelle moi) : le retour de la lutte des classes.
Des années 2000 à nos jours, logique d’inclusion : la société se réinterroge et ne reste pas spectatrice, elle se questionne sur la façon d’inclure les personnes en situation de handicap avec leurs besoins spécifiques, afin de reconnaître à tous une place pleine et à part entière.
LANGOUET, Gabriel, L’enfance handicapée en France, Hachette, 1999, p. 63 – 65
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Pas d’argent, pas d’accompagnement
La désinstitutionnalisation, c’est l’avenir. C’est l’inclusion, C’est le vivre ensemble. C’est la panacée. Comme le prouve cet extrait :
« En ayant recours aux services de droits communs, notamment des activités en commun, tous les enfants peuvent être amenés à grandir ensemble sans différence. La désinstitutionnalisation rend ainsi perméable la vie ordinaire aux enfants en situation de handicap tout en leur assurant l’accompagnement médico-social nécessaire à leurs besoins spécifiques. Dans une logique de souplesse de parcours et de décloisonnement, la désinstitutionnalisation permet une prise de charge de l’enfant handicapé dans son environnement de vie ordinaire, avec des acteurs de proximité et des lieux de vie et d’activités non spécialisés et donc non cloisonnés. »
PIVETEAU, Denis, Rapport : « Zéro sans solution » : Le devoir collectif de permettre un parcours de vie sans rupture, pour les personnes en situation de handicap et pour leurs proches. 10 juin 2014,p. p. 53 – 55, p. 85
Vous ne comprenez rien ? Oh. Un deuxième extrait, alors :
« La désinstitutionnalisation ne se traduira pas par l’extinction du modèle médico-social né d’un combat militant ni par la fermeture des établissements mais constituera bien une évolution positive d’une société ouverte qui prône le vivre ensemble. La prise en compte du handicap de l’enfant dans ses caractéristiques singulières conduit à une méthode centrée sur la personne et l’élaboration d’un projet de partenariat »
http://www.unapei.org/IMG/pdf/unapei_essentiel_desinstitutionnalisation.pdf
Ce n’est toujours pas clair ? Mais vous ne faîtes pas d’effort, ma parole. Bon, cette fois-ci, je fais appel à de vrais experts alors.
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Bonjour les enfants ! Aujourd’hui, on va apprendre un nouveau mot !
Ce mot, c’est dé-sin-sti-tu-tion-na-li-sa-tion. C’est un beau et grand mot qui fait bien dans les discours, hein ? Et quand on l’utilise, on a de suite l’air sérieux et intelligent, vous trouvez pas ?
Mais alors Jamy, qu’est-ce que c’est, la désin…machintruc ?
◗ Et bien Fred, tu vas voir, c’est très simple ! Historiquement, la désinstitutionnalisation, ça consistait à fermer les grandes institutions asilaires, celles qui hébergeaient les psychotiques chroniques, en proposant à la place des soins ambulatoires ou à domicile.
Mais, Jamy, ça ne revenait pas à mettre les gens à la rue un peu ?
◗ Mais non, Fred, tu n’y es pas du tout ! La désinstitutionnalisation s’appuie sur des valeurs telles que le respect des droits de l’homme et le pouvoir d’agir. Car en fait, le but, c’est de pousser les personnes en souffrance psychique à se réinsérer dans la société en se prenant en main.
Parce qu’en fait, ces gens-là, s’ils font rien de leur vie, c’est parce qu’ils sont trop bien pris en charge par les hôpitaux psychiatriques, où il fait bon vivre et où règnent la paix et la sérénité. En fait, rien de tel que d’être mis à la porte sans ressource mais avec quelques encouragements pour faire naître la volonté de s’en sortir.
[Source : GABERAN, Philippe, Éditorial : Désinstitutionnalisation. EMPAN, Érès, 2013, N° 89, P. 7 – 9
et
Rolandjanvier.org, Ouvrages, articles et écrits divers. Désinstitutionnalisation, danger ou opportunité ?, 3 mai 2012]
Ah, merci Jamy de cette explication ! Mais alors, dis-nous tout, pour les jeunes en situation de handicap et sans solution de scolarisation… Comment ça marche ?
◗ Et bien Fred, tu vas voir, c’est très simple ! La désinstitutionnalisation, c’est la mise en place d’une plateforme de services composée d’acteurs de proximité travaillant en partenariat autour d’un même bénéficiaire.
Euh… Jamy ?
◗ Mais oui Fred, c’est très simple ! La désinstitutionnalisation, c’est la mobilité des établissements et des services d’accueil et d’accompagnement médico-sociaux. La désinstitutionnalisation, ce sont des acteurs qui interviennent sur le lieu de vie de l’enfant et s’adaptent à son évolution médicale, sociale et scolaire.
Mais alors Jamy, ça veut dire que l’un des parents doit toujours être présent à la maison, doit s’occuper de l’organisation de tout ça en coordonnant tous les acteurs ?
◗ Mais oui Fred ! tu vois, c’est très simple !
Mais Jamy, ça veut dire que une famille aisée aura accès à de nombreuses prises en charge, par des professionnels libéraux, des modes de garde adaptés, ou des séjours de vacances adaptés… Alors que les familles plus modestes et/ou monoparentales (qui sont majoritaires) seront davantage isolées, perdues face à une multiplication des acteurs gravitant autour des enfants ?
◗ Et oui Fred, mais c’est leur problème après tout, ils n’avaient pas qu’à avoir d’enfant handicapé !
[Source : Le Laidier, Sylvie. Pour la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP). À l’école et au collège, les enfants en situation de handicap constituent une population fortement différenciée scolairement et socialement. Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Février 2015
et
Source : Ministère de la santé et des solidarités, Ministère de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement. Quelles trajectoires pour les personnes handicapées ?, éditions ENSP, 2007, p. 62]
Mais alors Jamy, je ne comprends pas, ça ne change rien, non ?
◗ Mais non, Fred, tu n’y es pas du tout ! Grâce à la désinstitutionnalisation, l’enfant n’est plus sans solution mais bel et bien désinstitutionnalisé, et ça, ça change tout.
Parce que du coup, le droit fondamental de l’enfant à l’éducation est respecté. Donc notre autorité régalienne n’est plus en illégalité !
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Et oui.
Cette mandale dans ma figure, elle m’a fait bien mal.
Cette réalité, elle m’a vraiment empêché de dormir.
Et mes pouvoirs magiques d’assistante sociale n’y peuvent rien.
La morale de l’histoire, c’est qu’il vaut mieux ne pas avoir d’enfant (handicapé).