Ma première rencontre avec les Faisans a eu lieu au début de ma formation. Il y en aura d’autres car, toute fière de l’existence de son association, l’École nous organisera une journée avec les Faisans tous les ans.
Quand on nous a dit qu’on allait s’entretenir avec des personnes SDF ou anciennement SDF, qui plus est participantes d’une ISIC, voici ce que j’ai pensé : oh chouette, on va connaître leur ressentis par rapport à l’ISIC, savoir comment motiver les troupes, et découvrir des parcours de vie atypiques ! (naïve et jeune étudiante de première année que j’étais…)
Et en réalité, voici comment la rencontre s’est déroulée.
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La consigne
Le matin, deux formatrices de l’École ont séparé notre promotion en groupes de 6-7 étudiants, ce qui fait 5 groupes. Peu concernées par les questions écologiques, elles ont donné à chaque groupe des feuilles A3, des feutres, des post-it… Immédiatement, une douleur sourde s’est éveillée en moi : devrions-nous refaire un blason ?
Nous avons eu une seule consigne : « le but, c’est de décrire avec des mots-clefs l’accompagnement i-dé-al, les compétences et qualités es-sen-tielles d’une assistante de service social, d’accord ? » Et comme les autres étudiants et moi-même étions déjà un peu formatés par les enjeux et attendus du métier, ainsi que par les méthodes voulues « ludiques » de l’École, on s’est exécutés la fleur au fusil. Car nous avions seulement 3 heures pour faire ça.
(Vous vous demandez peut-être quel est le rapport avec l’objectif des Faisans ? Moi aussi. Et je cherche encore.)
De leur côté, les Faisans (au nombre de 10) avaient la même consigne que nous étudiants. Et par chance, ils avaient aussi une feuille A3 et des feutres et des post-it.
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La confrontation
L’après-midi, tous les étudiants se rejoignent dans la même salle ainsi que les Faisans. Les deux formatrices présentent la suite : « en premier, on va écouter les étudiants présenter leurs descriptions et ensuite ce sera aux membres des Faisans. »
Le premier groupe passe. « Alors-euh nous on pense-euh que l’accompagnement idéal commence-euh par de la bienveillance-euh, l’écoute-euh, le respect, l’absence de jugement, et aller dans la direction choisie par la personne et pas décider à sa place-euh et la rendre actrice de son parcours-euh. »
Puis le second. « Oui pour nous le plus important c’est d’écouter l’autre, laisser exprimer sa demande et pas faire à sa place parce que c’est pas notre rôle, on est là pour guider pas pour diriger, c’est à la personne de choisir où elle veut aller et à nous de l’y accompagner sans la juger et en la respectant. »
Et ainsi de suite jusqu’au cinquième.
J’ai l’impression d’être dans un jour sans fin.
Et l’exposé de feuilles dégoulinantes de bons sentiments au mur… Au secours.
Au moment où je commence à regretter de ne pas avoir mis un peu plus de touche personnelle (comprendre : un humour noir, décalé et souvent incompris) dans ce travail de groupe, les formatrices invitent les Faisans à se lever pour présenter leur travail.
Et là, les ennuis commencent.
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L’estocade
Apparaît au mur une feuille avec des post-it noircis d’une écriture manifestement enragée : déçu, colère, jugement, sert à rien, écoute pas, inutilité… Je m’arrête là, mais il y avait des tas d’autres mots du même genre.
Ma première pensée : hum… ils ont pas respecté la consigne.
Ma deuxième pensée : hum… l’ambiance va changer.
Une dame d’apparence physiquement et psychiquement abîmée par la vie se poste à côté de la feuille et commence à parler.
Je peine à percevoir ce qu’elle dit tellement ses mots sont mâchés et son intonation inexistante. Elle me touche, et j’ai mal au cœur de la voir déblatérer ainsi sans la comprendre. Après de longues minutes, je réalise qu’elle ne fait qu’énumérer les mots écrits sur sa feuille, et elle me paraît tout à coup moins touchante.
Je culpabilise immédiatement.
Parce que je sais que ce qu’elle décrit est une réalité : oui, certains professionnels du social n’ont plus la patience qu’il faut pour écouter l’autre. Oui, certains se permettent de juger alors que clairement c’est pas ce qu’on leur demande. Oui, certaines personnes ressortent de leur rendez-vous en sachant qu’elles n’y remettront jamais les pieds parce qu’elles se sentent incomprises ou pire. Oui, certaines personnes ont l’impression que le professionnel n’a rien fait parce qu’il n’a pas pu répondre à une demande dans l’urgence.
Alors, je me reprends et me remets dans la tête d’une vraie (apprentie) assistante de service social #postureprofessionnelle
Au même moment, un monsieur colérique et entre deux âges prend le relais, sans respirer : « ben alors moi je vous ai bien écouté et j’ai envie de vous dire c’est bien beau tout ça mais ce sont juste des belles paroles hein parce que moi j’en ai vu des sistantes sociales et la sistante sociale c’est pas ça elle vous écoute pas et elle fait rien en plus elle juge alors qu’elle sait pas d’où on vient et une sistante sociale c’est pas ça hein les sistantes sociales elles se croient supérieures à nous alors qu’on sait nous ce qu’on fait et d’où on vient et nous on la juge pas la sistante sociale et moi elle me dit reviens me voir ben je vais plus la voir et je … »
Et il se répète pendant 5 minutes, toujours sans respirer. Une apnée prolongée, un record, un exploit, Le grand Bleu.
J’aurais pu être admirative de ce talent si je ne sentais pas aussi gênée d’être là, fautive, à la place de ces autres professionnels qui n’avaient pas été capable de recevoir correctement ces personnes.
Et après ce deuxième monologue, je ne suis plus capable de reprendre ma fragile posture pro. Parce que je suis en première année de formation, et que je n’ai pas les armes.
Ensuite, un autre monsieur, plus dynamique, plus souriant, se lève à son tour. Je me suis dit qu’il allait tempérer les choses, mais c’était un piège : « finalement ce qui ressort de vos feuilles là c’est l’écoute, mais à part écouter, vous faîtes quoi ? Parce que moi je m’en fous d’être écouté, je viens pas voir un psy moi, moi j’ai besoin de quelqu’un qui me sorte de la merde. Moi si je vous dis mon problème c’est pas pour entendre c’est pas grave monsieur, je veux pas de votre avis, moi si je viens c’est pour avoir une solution ! Et en plus, c’est bien beau d’être écouté, mais est-ce que vous vous êtes déjà dit qu’on n’avait peut-être pas envie de vous parler ? Moi j’en ai rien à foutre de vous connaître, je veux pas savoir votre vie, alors pourquoi vous voulez savoir la mienne ? C’est de la curiosité malsaine ou quoi ? C’est pour vous rassurer parce que vous, vous êtes bien tranquille dans votre bureau au chaud alors que nous on se pèle dehors ? Moi je vous demande votre aide sur un truc j’ai pas à vous raconter ma vie… »
Et ainsi défilent les 10 faisans, déversant sur nous un océan de colère, de rancœur et d’agressivité… À chaque intervention, les 9 autres approuvent joyeusement « ah oui oui c’est vrai ah oui oui oui », rendant le moment encore plus gênant.
De mon côté, je passe pas plusieurs sentiments :
– culpabilité : je n’ai qu’une envie, c’est m’excuser, implorer leur pardon d’exister et de vouloir faire ce métier. Ou alors me cacher sous la chaise.
– tristesse : je pleure intérieurement et envisage de retourner chez ma maman (et quand on connaît ma mère… c’est dire si j’étais désespérée.)
– incompréhension : toutes les étudiantes se regardent avec un sourire gêné, essayant de fusionner avec leur chaise. Qu’est-ce qu’on fait là ? Quel est le but de ce torrent de haine envers les assistantes sociale ? Pourquoi personne ne réagit ? Le cadre de l’ISIC ? L’échange constructif ? Ils sont parti en congés ?
– colère : bordel mais QU’EST-CE QU’ON FOUT LÀ TOUS ? Et vous les Faisans, vous n’en avez pas marre de vous exciter ? C’est bon on a compris que vous avez la rage contre les assistantes sociales ! Si on est là en formation c’est justement pour apprendre à ne pas faire ces erreurs ! Et si t’es vraiment pas content et que tu veux plus voir d’ASS, et bien pourquoi être ici ? TU TE CASSES et tu laisses la place aux gens qui veulent nous voir !
Animée par un dégoût profond envers cette situation, je prépare le discours de révolutionnaire que j’ai l’intention de donner après leur présentation, lorsque les formateurs annonceront le « temps d’échange ». J’attends ce moment avec impatience, parce que j’ai bien l’intention de leur demander pourquoi ils nous disent ça, quel est leur but, qu’est-ce qu’ils nous conseillent finalement ? Quelles erreurs on ne doit pas reproduire ? Parce que dans tout ce qui est déballé ici, il y a forcément des arguments qui tiennent et d’autres pas, il y a des évidences certes mais aussi des contradictions. Comment on accompagne quelqu’un qui ne veut pas parler ? Que dire à quelqu’un à qui on ne peut pas proposer de solution ? Quelle est la bonne réaction à l’agressivité ? Comment créer du lien avec une personne qui a rencontré un mauvais travailleur social, et qui n’a plus confiance ? Dites le moi !
C’est toutes ces questions qui me passent par la tête, en tant que nouvelle étudiante confronté à ce public.
Et c’est la discussion qui fait avancer les choses (il me semble).
Et c’est l’objectif de l’ISIC de mon École (il paraît).
« À l’heure où, une nouvelle fois, sont interrogées l’utilité et la place du travail social, il apparaît particulièrement pertinent d’investir l’ISIC en vue de permettre l’émergence d’une parole collective des personnes et des groupes sociaux exclus et stigmatisés. Cet investissement est susceptible de redonner une légitimité aux professionnels non seulement auprès de la population mais aussi des élus locaux. Aider à renouer le dialogue dans une confiance retrouvée et dans la proximité est une priorité. C’est un enjeu essentiel pour le maintien de la cohésion sociale. Il faudra aussi que les professionnels et leurs institutions soient prêts à assumer les spécificités liées à ce mode d’intervention. »
Dubasque, Didier. « L’intervention sociale d’intérêt collectif : un mode d’intervention en travail social pour retrouver le sens du vivre ensemble ? », Informations sociales, vol. 152, no. 2, 2009, pp. 106-114.
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La déception
Une fois que les Faisans ont fini de déverser toute leur souffrance teintée de colère envers nous, pauvres étudiantes naïves que nous sommes, les formatrices reprennent la parole.
Je brûle d’impatience, un discours parfaitement préparé dans ma tête (deux parties / deux sous-parties), pour démontrer autant ma compréhension de leur discours, que mon envie d’apprendre, que ma volonté de bien faire, que mon je-ne-suis-pas-votre-punching-ball-merci.
Je trépigne sur ma chaise dans l’attente que les formatrices demandent si nous avons des réactions, des questions, des remarques…
… mais elles ne le font pas.
À la place, elles remercient chaleureusement les Faisans pour leur intervention « très constructive, très intéressante, très formatrice » et nous annoncent à tous la fin de la journée.
Ce que j’ai en tête : WHAAAT !? Mais nooon… Donc c’est ça la rencontre ? On s’en prend plein la gueule pendant 1h30 (vraiment) et on ne peut rien répondre, poser aucune question, n’émettre aucune réserve ?! En quoi c’est instructif ? En quoi c’est constructif ? Et en quoi c’est formateur ?! On ne peut même pas ÉCHANGER avec eux ! Ni même expliquer nos ressentis aux formateurs. C’est ÇA votre rencontre ?! C’est pas une rencontre ça pour moi ! En quoi on a rencontré ces gens ? On n’a même pu discuter avec eux. Ils ont ragé sur les ASS auxquelles ils ont eu affaire par le passé et décrit notre futur métier comme inutile et cruel pendant plus d’une heure, et vous nous faîtes repartir avec ça ? Vous les faites repartir avec ça ? Sans nous dire ce qu’on est censé faire de toute cette agressivité ? Sans nous laisser leur répondre ? Et on va rentrer chez nous le soir et ruminer ça durant des jours pour quoi au juste ? Savoir que dans la vie les assistantes sociales peuvent être mal vues, mal perçues, leur profession incomprise et dénigrée ? C’est ça la leçon ? Parce qu’on n’avait pas besoin de cette rencontre pour le savoir hein ! En quoi on va grandir grâce à ça ? Qu’est-ce qu’on est censé avoir appris là ?! Parce que hormis repartir avec une colère et de la frustration inutile, on a gagné quoi ? MAIS C’EST QUOI CE TRUC ?!
Ce que je dis presque malgré moi : »» vous plaisantez ?!
Ce qu’on me lance : « oui, Wisel (en insistant anormalement sur mon nom), vous avez une remarque à faire ? »
[Je dois l’avouer, je me faisais un peu remarquer à l’École. Ce n’était pas intentionnel. La faute à mon humour décalé, à mes déceptions déplacées, à mes joies insensées… Je m’affichais le plus souvent malgré moi.]
Ce que je réponds : »» euh non non je m’attendais juste à autre chose, au revoir.
Ce que j’entends derrière mon dos : « elle croyait que le monde était tout beau et tout gentil, elle, elle découvre la vie ! » (rire narquois)
[Parmi les déceptions dont je parlais plus haut : les étudiantes assistantes sociales ne sont pas toutes bienveillantes et ouvertes.]
Ce que je pense : non, je ne découvre pas la vie. Oui, je comprends l’agressivité des Faisans. Non, cette journée n’est pas ce à quoi je m’attendais. Et oui, je pense que la plupart des gens sont beaux et gentils. Parce que ce n’est pas la faute des étudiants, s’ils ont recouvert les Faisans de bonne volonté rose poudrée et baveuse lorsqu’ils ont fait leur présentation, ce qui a sans doute exacerbé la rancœur de leur auditoire. Et ce n’est pas non plus la faute des Faisans, s’ils ont déversé toute leur colère et leur souffrance lorsqu’ils ont fait leur présentation. Par contre, c’est bel et bien la faute des formateurs s’ils n’ont pas joué leur rôle d’animateur. Parce qu’ils n’ont pas cherché ne serait-ce qu’un minimum à distribuer la parole, à favoriser la discussion, à recentrer la conversation, à créer des échanges, à faire en sorte qu’une rencontre se fasse entre deux mondes.
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La fin
J’ai exprimé le fond de ma pensée aux formateurs le lendemain. Ils m’ont répondu qu’ils envisagerait l’idée d’un temps d’échange pour l’année prochaine (spoiler : il aura lieu.)
Si je ne l’ai pas dit à la fin de la journée, c’est que je ne voulais pas le faire sur le coup de la colère. Agressivité à laquelle les formateurs auraient évidemment réagi par la défensive, ce qui m’aurait encore plus mise en colère, etc.
Parce qu’une autre qualité essentielle de l’assistante de service social, c’est de savoir la fermer quand il le faut.