Septembre 2016. Premier jour de formation assistante de service social. J’étais aussi impatiente qu’inquiète, comme on peut l’être lorsqu’on va découvrir une nouvelle classe.
« Aujourd’hui, on va faire notre blason. » Notre quoi ?
« C’est une façon ludique et originale pour apprendre à se connaître. » Oui d’accord mais c’est quoi ?
« Vous pouvez utiliser des crayons de couleur, des feutres, des post-it, tout ce que vous voulez… » Euh. On n’est pas censé apprendre des trucs genre les politiques sociales ou, je sais pas, l’économie sociale et solidaire ? Parce que les feutres, bon, comme ça, niveau montée en compétence, cela ne me parle toute de suite.
« Tenez, faîte passer les photocopies, que tout le monde en prenne une et la remplisse. Dans cette case, vous mettrez qui vous êtes, dans celle-ci votre parcours antérieur, ici vos valeurs, et là vos centres d’intérêt, et enfin, en haut, votre slogan. »
Me voici donc avec des feutres et une grande feuille A3 blanche, sur laquelle figurent six carrés surmontés d’un demi-cercle. Comme toute bonne étudiante, je regarde ce que font les autres : des tas de jeunes ou moins jeunes filles à l’air éperdument dévouées aux autres.
Elles s’appliquent à remplir leur blason, tandis que le mien reste inexorablement vide. Je ne comprends pas ce qu’on est censé faire, car je ne comprends pas à quoi ça sert…
C’est démodé de se présenter oralement ? J’ai surement grandi dans un cadre trop étriqué où l’imagination n’avait pas assez sa place…
Au bout de quelques minutes, la vue de ces étudiantes studieuses appliquées à colorer leur feuille me met la pression : je me lance enfin, et je me prends au jeu. Je remplis docilement mon beau blason avec des couleurs et des dessins et tout.
La langue tirée, je ne vois pas le temps passer et je suis même surprise quand la maîtresse nous dit que le moment est venu de poser nos crayons et de nous présenter.
Une première jeune fille passe : « Alors moi j’ai choisi comme slogan une citation de mère Thérésa : ‘Ne laissez personne venir à vous et repartir sans être plus heureux‘ (…) je suis bénévole dans une association d’aide aux personnes souffrant d’un handicap mental (…) je vis chez ma tante malade pour l’aider car elle est seule, cela me procure beaucoup de bonheur et je m’estime chanceuse de pouvoir profiter d’elle (…) me sentir utile… »
Puis une deuxième : « ‘La première règle avant d’agir est de se mettre à la place de l’autre’ C’est cette citation de l’Abbé Pierre qui m’a donné envie de faire ce métier et qui me guide au quotidien (…) bénévole à Emmaüs depuis l’adolescence (…) famille d’assistants sociaux (…) »
Ces deux jeunes filles, ce sont Lapi et Juma, et elles deviendront mes plus proches amies.
Mais à ce moment-là, je les insulte discrètement dans ma tête.
Pas parce que je ne les crois pas, pas parce que je suis en désaccord avec elles, pas parce qu’elles semblent idiotes… Mais parce qu’après chaque présentation, le blason reste affiché pour que tout le monde puisse en profiter longuement.
Et à côté des leurs, mon blason va se faire jeter des pierres.
Et par mon blason, je veux dire moi.
Les récits touchants défilent. Comment est-il possible que toutes les étudiantes soient animées par l’envie d’achever l’œuvre des saints et saintes qui les ont précédées sur Terre ?
Lorsque des gouttes de sueur commencent à apparaître sur mon front, c’est mon tour. Je me transforme en une petite fille effrayée. Je regarde cette saleté de blason tout coloré censé représenter la profondeur de mon âme : c’est de sa faute si j’allais me ridiculiser devant la classe. Si seulement je ne l’avais pas rempli, j’aurais pu me fondre dans le moule et ne pas me faire remarquer…
Devant les regards interrogatifs, je finis par me lever et afficher mon blason. À cet instant, je réalise qu’il ne me reste qu’une seule chose à faire : assumer.
« 62 à 70 % de la population générale douteraient à un moment ou à un autre au cours de sa carrière de la légitimité de son statut ou de son succès. »
Traiter la dépréciation de soi. Le syndrome de l’imposteur, sous la direction de Chassangre Kevin, Callahan Stacey. Paris, Dunod
»» Bonjour à tous. Euh. Ben du coup moi c’est Wisel, j’ai 30 ans. Et mon slogan c’est ‘Les menaces font mal, mais moins que l’acier dentelé.’
Et je pointe le mignon petit poignard sanguinolent dessiné sur ma jolie feuille. (Pour remettre les choses dans leur contexte : j’avais regardé DeadPool la veille, et je trouvais cette réplique hyper classe et suffisamment décalée pour me l’approprier.)
Silence.
»» C’est que je me suis souvent sentie menacée avant d’entamer cette réorientation professionnelle, du genre ‘tu vas pas y arriver, tu vas perdre ton temps, tu vas regretter, c’est un métier trop dur pour toi… ‘ Et puis un jour j’ai compris que ce n’était que des menaces, c’est-à-dire que ces propos n’étaient pas réel, seulement les points de vue des uns, les craintes des autres, des fantasmes sans aucune valeur… alors je me suis lancée.
Silence. Aucune réaction. Plus motivée que jamais par ce public difficile, je continue de montrer les petites cases de mon blason.
»» Ce qui est important pour moi c’est mon chien, Walo.
Silence.
»» J’ai choisi de faire ce métier pour l’honneur, l’argent et la gloire.
…
»» Et pour aider les pauvres et les handicapés.
…
»» Et bien sûr, j’adore l’humour.
Toujours ce silence. Et tandis que je désigne les petits dessins de chien et de billets de banque figurant sur mon blason, je remarque un discret hochement de tête de la formatrice. Je prends ça pour un signe de fin, alors je termine par un magistral :
»» C’est tout pour moi merci.
Tandis que je regagne dignement ma place, la tête haute, j’éprouve la fierté de la prisonnière torturée qui a su rester forte devant l’adversité.