Dans mon dernier article, je racontais mon premier entretien d’embauche en tant qu’assistante de service social. Confrontée à la proposition de poste qui s’en est suivie le soir-même, je culpabilisais à fond les ballons de ne pas vouloir accepter.
Ékiso, mon amoureux et sauveur, m’a alors conseillé LE livre qui m’a sorti d’affaire : Influence et manipulation, de Robert Cialdini (titre original : Influence, The Psychology of Persuasion), 1993.
Résumé : Pourquoi et comment sommes-nous amenés à faire des choses contre notre gré ? Robert Cialdini livre ici le résultat d’années de recherches sur les techniques de persuasion. Il dévoile les secrets psychologiques qui se cachent derrière notre tendance à nous laisser influencer, ainsi que tous les moyens employés par les spécialistes de la manipulation, et montre comment les battre sur leur propre terrain. Grâce à ce livre, vous ne direz plus jamais « Oui » alors que vous pensez « Non ».
L’auteur est chercheur en psychologie sociale, et a passé 3 ans en immersion auprès des spécialistes de la persuasion (vendeurs, démarcheurs…) pour comprendre les mécanismes qu’ils utilisent. Il a ainsi répertorié les « armes de l’influence » sous la forme de six principes :
– La réciprocité : donnant-donnant et reprenant
– L’engagement et la cohérence : les démons de l’esprit
– La preuve sociale : la vérité, c’est les autres
– La sympathie : le gentil voleur
– L’autorité : la déférence dirigée
– La rareté : la perle rare
C’est en lisant ce livre que j’ai compris pourquoi, toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être un pigeon. (Si l’on écoute ma mère, il n’y a pas plus sensible et crédule que moi.)
En réalité, la seule chose qui me sauve quand je rencontre un quêteur X ou Y, c’est les papillons qui sortent de mon portefeuille quand je l’ouvre…
Mais revenons-en à Robert et à l’association Écrevisse.
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Chapitre 1 − La réciprocité
Norme sociale fondatrice de notre société, la réciprocité est le contrat imaginaire qui nous lit à celui ou celle qui nous rend service ou nous offre quelque chose.
C’est la raison pour laquelle on se sent obligé de donner de l’argent à un inconnu qui nous aura offert un objet quelconque (une petite figurine d’éléphant ou un cendrier fait en canette de Pepsi) dans la rue. Et ce même si on peut dire non sans difficulté à celui qui nous demande « une pièce sivouplé ».
Si le rapport avec mon entretien d’embauche n’est pas évident à première vue, il faut comprendre que la réciprocité est ancrée en nous en tant que citoyen. Si quelqu’un nous fait une faveur, on se doit de lui rendre la pareil pour être quitte, on se sent profondément et inévitablement redevable.
Dans le cas de l’Association Écrevisse, et pour reprendre les mots de Mesdames RH et Cheffe, ils m’ont fait deux faveurs : ils ont pris du temps pour me recevoir, et ils ont négocié un temps plein pour moi.
Sauf que je refuse de leur offrir mon travail. (oh la vilaine)
« Il est presque impossible de respecter quelqu’un sans réciprocité. »
Dider Court
Et presque impossible de ne pas se faire arnaquer.
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Chapitre 2 − L’engagement et la cohérence
Ce principe explique que tout être humain va chercher à être cohérent avec lui-même et aux yeux des autres, et par élargissement avec les actions qu’il a entreprises.
Dans son livre, Robert prend l’exemple d’une étude canadienne portant sur les paris de course de chevaux : un parieur sera autrement plus confiant dans les capacités du cheval qu’il a choisi après avoir misé que juste avant, dans le but d’être cohérent avec son choix.
C’est aussi la raison pour laquelle on va dénigrer les personnes qui changent souvent d’avis, semblent inconséquentes, ou (ironie du sort) se laissent influencer facilement.
La cohérence est vue comme une grande qualité, elle est valorisée socialement car éloigne l’insécurité et l’incertitude.
L’engagement, c’est le catalyseur de la cohérence. C’est ce qui fait qu’elle est si puissante.
Si l’on est amené à affirmer en public une position quelconque (« moi je ne donne jamais aux punk à chiens qui font la manche parce qu’ils s’en servent pour acheter de l’alcool »), le principe de cohérence automatique va s’appliquer dès la prochaine exposition (un punk à chien me demande du fric, je ne lui donne pas quand bien même il est fort sympathique et que j’ai quelques centimes dans ma poche).
Pour faire le lien avec mon entretien : j’étais si fière de mes petits discours sur le fait que mon parcours m’amenait de toute évidence à l’association Écrevisse, sur ce qu’elle allait m’apporter, sur la connexion entre leurs valeurs et les miennes… Sauf que cela m’a amené à affirmer publiquement mon intérêt pour eux, en prouvant par A+B que je ne pouvais logiquement travailler que pour eux.
Sauf que je change d’avis.
« Quand on commence quelque chose, il faut le terminer. »
Hermann Göring, lors du procès de Nuremberg (humour)
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Chapitre 3 − La preuve sociale
Il s’agit du processus qui nous incite à reproduire le comportement des autres. En d’autres termes : tout le monde va chez ce coiffeur = c’est sûrement un bon coiffeur.
Ou plus simplement : tu sautes, je saute.
Dans mon cas : comme Mademoiselle X est venue travailler à l’association Écrevisse, je dois venir y travailler aussi.
Sauf que je fais différemment.
« Mc Donald c’est très sain ! Regarde, presque tout le monde y mange… »
Mon oncle, 3 ans avant son infarctus du myocarde (humour, j’ai pas d’oncle)
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Chapitre 4 − La sympathie
Est-ce utile de préciser que nous avons davantage tendance à accéder aux demandes des gens qui nous font des de jolis sourires, nous complimentent, et nous paraissent drôles et charmants ? #TedBundy
Ensuite, est-ce utile de rappeler combien Mesdames RH et Cheffe étaient « RA-VIE de notre rencontre » et avaient « hâte » de travailler avec moi ?
Sauf que je ne veux pas.
« Je ne voulais pas leur faire mal. Juste les tuer. »
David Berkowitz (« Fils de Sam »), un altruiste incompris (citation véridique)
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Chapitre 5 − L’autorité
Pour ceux qui ne connaissent pas l’expérience de Milgram, c’en est la démonstration parfaite. Cette expérience de psychologie sociale (maintes fois reproduite) prouve que nous sommes plus enclin à dire ou faire quelque chose, lorsque cela est demandé par une personne ayant ou représentant l’autorité. Il s’agit de l’argument d’autorité.
Ici : Mesdames RH et Cheffe, de par leur « pouvoir » sur mon avenir professionnel, représentent l’autorité.
Sauf que je défie l’autorité.
« On m’a élu pour agir, pas pour réfléchir. »
Président Schwarzenegger (dans Les Simpsons, le film)
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Chapitre 6 − La rareté
Le marketing moderne use et abuse de ce sixième et dernier principe de persuasion : offre en quantité limité, plus que 5 en stocks, plus que quelques heures pour bénéficier de la promo d’aujourd’hui, moins 75 % aujourd’hui seulement, etc.
Ce principe s’appuie ainsi sur notre crainte de passer à côté d’une opportunité unique, une offre qui ne se représentera pas deux fois.
Si on n’accepte pas, on perd tout.
Tout du moins c’est ce que la rareté induit. (Alors qu’en vrai, on peut avoir une offre de même valeur voire meilleure)
En l’occurrence, en me proposant un poste « à pourvoir d’urgence », dont le contrat est à signer « dès demain », l’Association Écrevisse me pousse à accepter immédiatement, sans me laisser le temps de la réflexion, sous-entendant que sinon le poste sera donné à une autre.
Sauf que je prends mon temps.
« Les 6 principes de la persuasion de Robert Cialdini – ou les 6 raccourcis que tout le monde utilise pour prendre des décisions – regorgent de mise en application (…) Utilisez-les avec de bonnes intentions pour ne pas devenir un manipulateur. »
Danilo Duchesnes, sur son très intéressant site
En y repensant, formatée pour penser comme une assistante sociale bienveillante et respectueuse – et ignorante du monde du travail (social) – j’étais fichue dès mon entrée dans la salle d’entretien.
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Et aujourd’hui ?
Assise sur mon lit, soutenue par mon adorable et fidèle chien Walo (qui pionce à côté de moi), le téléphone dans mes mains…
Me voilà prête à appeler l’Association Écrevisse pour refuser leur poste.
Je suis prête. Plus que prête. Méga prête.
Depuis à peu près 25 minutes.
« Ça y est, t’as appelé ? », me demande Ékiso en passant la tête dans l’embrasure de la porte.
J’hésite à lui répondre « mais enfin j’allais le faire avant que tu ne me déranges ! » mais je me rappelle que c’est grâce à lui si je vais refuser un poste qui ne me plaît pas du tout.
« Nooooooon j’ai peuuuuuur ! »
Un câlin, et me re-voilà motivée à bloc ! J’inspire, j’expire, et j’appelle.
Répondeur. PAR-FAIT.
»» Bonjour Madame RH, Wisel, on s’est rencontré hier. Je vous rappelle par rapport au poste que vous me proposez (…) bien réfléchi (…) trop éloigné de mes attentes (…) reste disponible pour un autre poste dans votre service principal (…)
PIF PAF POUF c’est réglé ! Trop fière de moi.
Pendant 5 minutes. Avant qu’elle ne me rappelle.
« Allôôôôô oui c’est Madame RH. On est déçue on aurait vraiment voulu vous avoir dans notre équipe. On vous propose un jour par mois dans notre service principal, ça vous convient ? »
Et merde.
Et alors me revinrent à l’esprit les mots de Cialdini : « La règle de la réciprocité est trop puissante et trop utile à la société pour qu’on veuille l’enfreindre. »
Je suis perdue. Encore.
Parce que oui, ce que fait Madame RH, c’est encore une utilisation de la règle de réciprocité, mais bien plus fourbe.
Il s’agit des concessions réciproques. Elle fait une concession en m’accordant un jour par mois sur le poste que je convoite vraiment, alors je me dois, en théorie, de faire une concession à mon tour.
Parce que c’est comme ça que la société avance, en favorisant la coopération. Et c’est pour ce genre de principe que je fais le métier d’assistante sociale.
Sauf que Robert Cialdini – et Ékiso – m’ont enseigné une chose : je ne suis obligée à rien. Il faut prendre ce qu’ils te proposent « pour ce que c’est », et non pas « pour ce que cela semble être. »
Comprendre : l’Association Écrevisse me propose un poste inintéressant en CDD. Elle ne me fait pas un cadeau et ne s’engage à rien envers moi. Je ne suis donc obligée à rien envers elle.
Comprendre : mon profil t’intéresse vraiment ? Aboule le CDI sur le poste intéressant.
Cela étant, je suis ainsi faîte qu’une réponse plus nuancée est sortie de ma bouche :
»» Merci Madame RH, mais je préférerais une majorité de temps sur votre service principal.
Sa réponse fût on-ne-peut-plus-claire : « bonne continuation. »
Les larmes aux yeux, je déboule dans le salon, me pointe devant Ékiso, immobile, prête à rester devant lui une heure s’il le faut.
Il le comprend, arrête son activité pourtant passionnante, et ensemble nous allons nous asseoir sur le canapé.
De là s’en suit un debriefing de l’appel, une remise en question totale de ma formation, de ma vie passée, et de mon avenir. Ce à quoi il répond : « Mais du coup, t’es contente d’avoir refusé ? »
Une minute de réflexion m’amène à réaliser que je n’ai clairement pas envie de bosser pour une boîte qui utilise ce genre de pratiques pour recruter.
Alors en fait, oui, je suis contente, et même soulagée d’avoir refusé ce poste.
J’ai bien conscience que Madame RH n’était sans doute pas mal intentionnée, qu’elle appliquait les préceptes qu’on lui a enseignés, et qu’elle même agissait sous la contrainte de sa fiche de poste.
Mais moi aussi j’ai mes contraintes, et je ne vais pas me mettre à aimer ce job pour faire plaisir à la boîte. Alors au revoir Madame RH, on se croisera peut être en cure, moi je me remets à chercher le poste qui me conviendra.
Et quelques heures plus tard, j’ai eu une révélation. Cette expérience m’avait donné une force supplémentaire : au-delà de l’Association Écrevisse, j’avais trouvé le moyen d’envoyer balader tous les démarcheurs et commerciaux vicieux du monde.
Et ça, c’est une victoire de Wisel.