À force de disperser à gauche à droite mes compétences, mes expériences, ma photo et mes coordonnées – tout ça sans réponse de la part de mes interlocuteurs – je m’attendais davantage à recevoir des spams ou des lettres d’amour, qu’un appel pour une proposition de poste.
Et puis finalement, il y a quelques jours, tandis que j’étais occupée à brosser Walo en pensant à une éventuelle reconversion professionnelle dans le toilettage canin, mon téléphone sonne.
« Allô, Madame Wisselle ? Bonjour, Madame RH, de l’association Écrevisse. »
OMG.
L’association Écrevisse.
De par le public que les travailleurs sociaux accompagnent, et de part leur excellent salaire, elle fait partie des endroits qui me font rêver.
« Je prononce correctement ? C’est bien Wisselle ? », enchaîne Madame RH de façon un petit peu trop enjouée et dynamique pour moi.
Alors non, en fait c’est Wizeul, mais vous pouvez bien m’appeler comme vous voulez si vous me proposez un job.
« Je ne vous dérange pas au moins ? »
Mon chien me fusille du regard tandis que je réponds par la négative.
« Nous faisons une session de recrutement sur plusieurs postes et souhaitons vous rencontrer. RDV mercredi à 9 heures dans nos locaux. »
Adieu brosse, baignoire et poils de chien : j’ai mon premier entretien d’embauche en tant qu’assistante sociale.
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Le jour J
Habillée en adulte, soutenue par le regard admiratif de Walo (oui, il m’a pardonné), je m’apprête à partir à l’entretien quand une évidence pointe soudainement le bout de sa truffe… Quelles questions on pose, à une aspirante assistante sociale ?
– Est-ce que vous aimez les gens ?
– Est-ce que vous aimez la France ?
– Est-ce que vous pouvez répéter 10 fois très-très-vite « non-monsieur-je-ne-peux-pas-vous-donner-d’argent-là-maintenant-tout-de-suite-même-si-vous-en-avez-très-très-besoin-urgemment » ?
Les yeux dans les yeux de mon chien, attendant une réponse que vraisemblablement il ne m’apporterait pas, je me décidai à faire la seule chose sensée à cet instant.
»» Allô, Juma ?
Juma est une amie de formation. C’est aussi la seule (de mes amies) qui à l’heure actuelle exerce en tant qu’assistante sociale, puisqu’elle a été diplômée l’année dernière après trois ans d’études.
La deuxième, Lapi, est partie sauver quelques un des enfants qui meurent de faim dans le monde.
Quant à moi, j’ai préféré faire un parcours « aménagé » (comme ils disent) et rester étudiante pendant 4 ans.
Aujourd’hui assistante de service sociale épanouie, Juma rigole quand je lui pose ma question (quand je vous dis que je suis drôle).
« Alors en fait, personnellement, j’ai jamais vraiment passé d’entretien d’embauche… »
Ah. J’aurais dû m’en douter.
Juma est la perfection faîte femme. Jolie, intelligente, drôle, douce, cultivée, gentille, réfléchie, souriante, intéressante, créative… Elle dégage une aura de bienveillance et de plénitude partout où elle passe.
J’imagine parfaitement les employeurs lui tendre un stylo, le contrat et une corbeille de fruits frais dès qu’elle rentre dans la pièce.
« C’est-à-dire que j’ai toujours été reçue par un chef de service, ou une directrice, ou un mec des RH… et comme ils ont aucune idée de ce que font les ASS, ben ils savent pas quoi poser comme question… »
Ah. OK. Le légendaire mystère de ce que font les assistantes sociales.
Bon. Me voici pas plus avancée, mais en route pour cet entretien tant attendu.
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L’entretien
Lorsque je me retrouve devant les deux personnes assises face à moi – elles se sont présentées comme Madame RH et Madame Cheffe – je me transpose dans la peau d’une vraie assistante sociale : posture professionnelle, sourire élégant, respiration posée, regard appuyé mais pas trop.
Madame RH commence.
« Présentez-vous »
(Héhé, facile.) Parcours antérieur, ce qui m’a amené à la profession d’assistante sociale, puis logiquement à l’association Écrevisse. (Pif paf pouf, emballé c’est pesé.)
« Que savez-vous de notre institution ? »
(J’ai fait mes devoirs, ma p’tite dame !) Valeurs, étapes marquantes, missions, partenaires. (J’insère subtilement les similitudes entre eux et mes aspirations.) Et évidemment Écrevisse la plus grosse association dans ce secteur. (BIM !)
« Comment nous avez-vous connu ? »
(Ah là j’avoue, je m’y attendais pas…) Par une connaissance qui a été embauché chez vous, Mademoiselle X.
« Ah oui oui Mademoiselle X, très bon élément »
(Si vous le dîtes…) Oui, ça ne m’étonne pas.
« Qu’est-ce que vos anciens employeurs diraient de vous ? »
(Ah. Une question à la con. Ben… Ils diraient du bien évidemment.) Nous nous entendions parfaitement et on travaillait bien ensemble.
« Et vous en pensez quoi ? »
(Euh… Qu’ils ont raison.) Malgré nos différences de personnalités et nos divergences de point de vue, nous réussissions à expliquer, entendre et comprendre les visions de chacun.
« Est-ce que vous avez d’autres pistes de poste ? »
(Non, à chaque candidature envoyée j’attends six mois pour être sûre de pas être prise avant d’en envoyer une autre.) Oui.
« S’ils vous offrent un emploi, vous dîtes quoi ? »
(À ton avis ? Non merci, je voulais juste savoir si vous me vouliez mais finalement j’adore vivre de l’allocation de solidarité spécifique.) Ça dépendra de ce que vous me proposez.
« Vous préféreriez travailler ici ou là-bas ? »
(Là où on me paye le plus.) Les valeurs et missions de l’association Écrevisse s’accordent davantage avec mon ambition professionnelle.
« Qu’est-ce que notre association pourrait vous apporter ? »
(DU FRIC.) Une expérience valorisée pour moi et mes éventuels futurs employeurs, la possibilité d’évoluer et d’avancer, le prestige de travailler dans une grande association, des avantages non négligeables au niveau du salaire et des primes…
« Merci »
(Oh non, c’est déjà fini les questions à la con ? Vous ne m’avez même pas demandé mes qualités et mes défauts !)
Heureusement, Madame Cheffe prend le relais.
« En équipe, vous êtes comment ? »
(Je mène les gens à la baguette car je sais que je suis mieux qu’eux.) Mes expériences précédentes ont démontré que j’étais plutôt caméléon, dans le sens où j’ai pu aussi bien prendre la tête de projets que suivre les directives d’une cheffe ou d’une collègue.
« Quelles relations avez-vous avec vos managers ? »
(Je suis du genre à coucher pour avancer, et je suis bisexuelle Madame Cheffe, clin d’œil appuyé) Une relation de confiance, je me suis toujours sentie libre d’exposer mes ressentis, mes questionnements, mes attentes…
« Le pire collègue pour vous. C’est quoi ? »
(C’est moi.) Un collègue hypocrite, sur lequel on ne peut pas compter, peu fiable, ou qui cherche de l’avancement en écrasant les autres.
« Supportez-vous bien le stress, la pression, les objectifs hauts ? »
(Oh bah vous savez, avec du PROZAC© tout passe) Je trouve ça motivant et ça prouve aussi que je suis utile. Je ne supporte pas les postes où je m’ennuie.
« Comment réagissez-vous à une demande impossible ? »
(Je me cache sous le bureau, je pleure, et je fais une prière au Dieu des Assistantes Sociales) (Dieu qui, dans ma tête, ressemble à Rogelio De La Vega) Je suis les procédures et je vérifie que la demande, dans mon cadre d’intervention, est effectivement impossible. Si tel est le cas, j’explique à la personne le pourquoi du comment, j’écoute aussi ce qu’elle a à dire, et s’il y a des remarques pertinentes je les note. Mais je n’ai pas de baguette magique donc j’ai aussi conscience que dans ce métier, ça arrive.
« Vous ne le prenez pas personnellement? »
(Bien sûr que si ! Je suis assistante sociale donc j’ai évidemment un besoin de reconnaissance ! Je veux qu’on m’aime !) Non, bien sûr que non. Je prends le temps d’écouter les personnes et leur colère, leurs plaintes, leur désespoir, parce que c’est nécessaire qu’elles l’expriment pour avancer. Mais je sais, malgré leurs accusations éventuelles, que ce n’est pas moi qui suis visée.
« Ça veut dire que vous ne vous remettez jamais en question ? »
(Ouuuuuuh le piège ! C’est pas beau ça Madame) Si mais je n’attends pas un conflit pour le faire. Tout au long de l’accompagnement, je m’efforce de faire un pas de côté pour être sûr que la personne et moi allons dans la bonne direction. Je vérifie que je me fais bien comprendre, et surtout que j’ai bien compris la demande de celle ou celui que j’accompagne.
« Merci. Est-ce que vous avez des questions ? »
À cet instant, je comprends que c’est à mon tour de jouer, alors j’enchaîne les questions : Comment vous formez vos employés ? Combien vous payez ? De quels postes à pourvoir s’agit-il ? Comment est l’équipe ? Etc.
Alors, j’apprends deux choses.
La première : l’association Écrevisse a ouvert un nouveau service qui n’a rien à voir avec le reste de son activité, et donc ne m’intéresse pas (mais alors pas du tout.)
La deuxième : ils veulent recruter un candidat qui s’engage dans l’Association, qui s’investit pour que l’Association prospère, qui se lie aux collègues de l’Association en mangeant avec eux le midi dans les locaux de l’Association. Parce qu’ils passent du temps à les former, leurs salariés. Tout comme ils passent du temps à recevoir des candidats. Comme moi aujourd’hui.
Arrive un moment où nous nous rendons compte que nous en avons marre de jouer aux recruteurs-recrutés, alors nous décidons de nous dire au revoir chaleureusement et de partir chacune de notre côté.
Non sans une promesse de leur part de me rappeler lundi après avoir reçu d’autres candidates.
Et tandis que je marche jusqu’à chez moi dans le soleil couchant (comprendre : dans la transpiration des passagers du métro), je sens mon téléphone sonner, suivi par les petites vibrations indiquant un message vocal.
–
Le soir
Ce que disait le message vocal : « Mademoiselle Wisselle, on vous rappelle tout de suite car on a été RA-VIE de notre rencontre. On a un poste pour vous en CDD 6 mois temps plein (ça devait être temps partiel mais comme vous préférez temps plein on a pu négocier) à pourvoir de TOUTE URGENCE en raison d’une hausse d’activité sur le nouveau service, on veut vous faire signer le contrat dès demain pour un début la semaine prochaine. »
Ce que j’ai pensé sur le coup : « hum… je suis partagée… »
Ce que j’ai dit à Ékiso, celui qui partage ma vie pour le meilleur et pour le pire : « OH MON DIEU C’EST HORRIBLE JE SAIS PAS QUOI FAIRE !!!!!! »
Et de toute sa patience, il m’a écouté. Et de tout son amour, il m’a rassuré. Et de toute sa sagesse, il m’a dit de les envoyer chier.
Son point de vue : le poste ne m’intéresse pas, je refuse et/ou je demande d’être placée sur un autre poste, puisqu’ils en ont plusieurs à pourvoir.
Mon point de vue : je vais me faire black lister de l’Association Écrevisse, ils ne me proposeront plus rien d’autre et ils claironneront que j’ai refusé le poste de ma vie dans un marché de l’emploi pourtant tendu. Dès lors les gens baisseront le regard lorsqu’ils me croiseront dans la rue et ils inciteront leurs enfants à en faire de même, j’entendrai les jeunes couples murmurer dans mon dos. La rumeur grandira que j’ai refusé ce poste alors que j’y étais indispensable, elle se répandra internationalement, je ne trouverai jamais d’emploi, je basculerai dans la dépression. Alors Ékiso ne m’aimera plus, il me jettera dehors, ma famille et mes amis me renieront, et je finirai SDF, à faire la manche avec Walo devant le Monoprix du Faubourg Saint Honoré.
En résumé : sans comprendre pourquoi, je culpabilise à fond de ne pas être intéressée par leur proposition, et je ressens une urgence à accepter ce poste qui ne m’intéresse pas.
Alors j’ai écouté ce que Ékiso avait à dire.
Puis j’ai dormi.
Et le lendemain, j’ai compris.